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Dérogation non reconduite des néonicotinoïdes : la filière de la betterave réagit en urgence

Agro-industrie. La décision de la Cour européenne de Justice, le 19 janvier dernier, d’interdire la dérogation concernant l’utilisation des néonicotinoïdes (NNI) pour 2023 a pris toute la profession des betteraviers et des sucriers (5 000 producteurs et 10 000 hectares dans le secteur Champagne Bourgogne) de court. Un coup de tonnerre à quelques semaines de la période des semis, début mars.

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  • Betterave
    (Crédit : DR)
  • Un champ de betteraves
    Un champ de betteraves atteint de jaunisse, causée par le puceron. (Crédit : ND)

C’est un véritable coup de massue auquel la profession des planteurs de betteraves ainsi que des industriels du sucre ne s’attendait pas. En effet, alors que le gouvernement avait lancé début janvier, comme chaque année depuis 2020, une consultation publique sur le « projet d’arrêté autorisant provisoirement l’emploi de semences de betteraves sucrières traitées avec des produits phytopharmaceutiques contenant les substances actives imidaclopride ou thiamethoxam » – consultation devant se tenir jusqu’au 24 janvier 2023 inclus – la Cour européenne de Justice a tranché, le 19 janvier, sur l’interdiction de cette dérogation, suite notamment à une action de PAN Europe (Pesticide Action Network Europe, réseau d’ONG contre l’utilisation des pesticides).

La campagne 2023 devait être la dernière avec des NNI

Décision d’autant plus étonnante que la campagne betteravière 2023 devait être la dernière pour laquelle l’arrêté dérogatoire à l’interdiction d’utilisation des néonicotinoïdes devait être prononcé. « L’objectif du gouvernement, depuis la loi de 2020, était de sortir définitivement des néonicotinoïdes en 2024 », indique ainsi le Ministère de l’Agriculture dans un communiqué. « Fort de cet objectif, le gouvernement, en lien avec l’INRAE, l’ANSES et les instituts techniques, avait lancé un plan national de recherche et innovation (PNRI) sans précédent. Ce plan a permis de coordonner un important effort de recherche, entièrement focalisé sur la jaunisse de la betterave sucrière pour apporter des solutions alternatives, déployables à l’échelle de la sole betteravière de 400 000 hectares et techniquement et économiquement viables à l’horizon de 2024. » L’année 2023 constituait ainsi une année pivot en la matière.

« C’est un vrai choc et une telle décision n’avait pas été imaginée », renchérit Benoît Yot, Directeur de la CGB Champagne Bourgogne (syndicat des betteraviers). « Les conditions de dérogation correspondent pourtant à une véritable démarche, élaborée avec un Conseil de surveillance scientifique, et celle-ci obéissait à un certain nombre de contraintes. » Pour l’année 2023, les producteurs de betteraves avaient ainsi déjà acheté les semences et attendaient la décision du Conseil de surveillance, instauré par la loi du 14 décembre 2020 et chargé d’émettre un avis sur ces autorisations temporaires mais aussi d’assurer le suivi et l’évaluation de leurs conséquences, pour y intégrer un enrobage de NNI.

Champs de betterave
(Crédit : DR)

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« À date, les planteurs, n’ont pas de solution de repli », estime Benoît Yot. Difficile à imaginer pourtant, sachant que 2023 était la dernière année de dérogation. « Le temps de la recherche n’est malheureusement pas celui de la politique », juge-t-il.

« Quand nous avons demandé des dérogations, nous avions estimé à cinq ans le temps de la recherche à proposer des solutions alternatives aux néonicotinoïdes. Ces dernières se basent sur l’élaboration de semences plus résistantes. Entre l’INRAE et l’ITB (Institut Technique de la Betterave) il y a une vingtaine de pistes, mais cela reste des pistes, car rien n’est acté. »

Du sucre importé du Brésil ?

Outre la recherche qui n’est pas encore totalement aboutie, ce qui rend la profession désabusée, c’est aussi « une distorsion de la concurrence. » « Nous sommes victimes d’une double peine », insiste le directeur de la Confédération générale des betteraviers.

« Car nous payons le prix fort, non seulement des politiques européennes, mais également de la politique nationale. Pour exemple, en Allemagne, les producteurs ont encore le droit d’utiliser certains produits de la famille des NNI, en revanche interdits en France. Ce genre de décalage va pousser la France à importer du sucre venu d’ailleurs qui, lui, ne sera pas soumis aux mêmes restrictions que nous. Le consommateur retrouvera donc dans son assiette du sucre importé du Brésil, produit à partir de canne à sucre OGM ou d’espaces issus de la déforestation massive. C’est complètement contradictoire ! »

Quant à appliquer des méthodes plus « durables », la plupart des planteurs de betteraves sont formels : à l’heure actuelle, impossible de mener des grandes surfaces de récoltes, avec la problématique de la jaunisse sans utiliser des intrants chimiques. « Il faut savoir ce que l’on veut », clame Benoît Yot.

« Si l’on veut une agriculture française souveraine, il faut des surfaces pour produire. » À ce sujet, la CGB a commandé un sondage en partenariat avec l’IFOPen décembre 2022 et les résultats étaient nets : la souveraineté alimentaire et énergétique doit être une priorité pour 82% des Français. Ainsi, 90% sont favorables au maintien de l’industrie betteravière sur le territoire afin de produire son propre sucre et éviter les importations.

" L’État mettra en place un accompagnement financier pour soutenir les planteurs, mobilisable en cas de pertes de rendements liés à la jaunisse."

Car la fragilité de la betterave mène chaque année des agriculteurs à changer de culture. « Quand il y a des années comme 2020, qui a été une catastrophe pour la profession dans tout le sud de la région, l’Yonne, l’Aube, la Haute-Marne, le sud de la région parisienne, avec des rendements à 20 ou 25 tonnes quand la moyenne peut être de 80 tonnes, ça décourage. »

Quelle alternative ?

Face à l’urgence, les industriels se sont eux aussi saisis du sujet en proposant en urgence des solutions, dont celle de relever le prix de la tonne de betterave pour la prochaine campagne. « Suite à l’annonce de la Cour de Justice de l’Union Européenne, la coopérative Cristal Union se mobilise pour aider ses adhérents à passer le cap. En plus d’un accompagnement technique, dans un contexte de marchés porteurs, Cristal Union propose une rémunération en forte augmentation pour 2023 avec un objectif de 45€ la tonne de betteraves à 16° », annonce Olivier De Bohan, Président du groupe Cristal Union.

« La forte amélioration des marchés du sucre et de l’alcool/éthanol observée depuis plus d’un an nous en donne les moyens. L’important, c’est que les agriculteurs continuent à semer des betteraves. Parce que ce sont ces betteraves qui alimentent nos usines pour produire le sucre, l’alcool, le bioéthanol qui contribuent à notre souveraineté alimentaire, sanitaire et énergétique », souligne pour sa part Xavier Astolfi, Directeur général de Cristal Union.

En cas de mauvaise récolte, les planteurs comptent « plus que tout sur un soutien financier de l’État, une compensation en cas de graves pertes liées aux invasions de pucerons déclenchant la jaunisse », confie le Directeur de la CGB Champagne Bourgogne. « L’État mettra en place un accompagnement financier pour soutenir les planteurs, mobilisable en cas de pertes de rendements liés à la jaunisse. Cette aide, dont les éléments techniques devront être définis rapidement, a vocation à sécuriser les planteurs et les industriels dans cette transition », fait savoir Marc Fesneau, Ministre de l’Agriculture.

En outre, l’État s’engage à accélérer les programmes de recherche mais aussi « déclencher une clause de sauvegarde auprès de la Commission européenne afin de s’assurer que les semences, betteraves et sucre de betterave importés en 2023 ne peuvent pas être traités avec des néonicotinoïdes » afin de ne pas créer de concurrence déloyale. « Face à cette décision d’application immédiate en Europe, et alors que la France était engagée dans un programme de trois ans de recherche des alternatives aux néonicotinoïdes qui devait s’achever cette année, nous devons agir en affrontant lucidement la nouvelle donne créée par cette situation. Et dans l’urgence en donnant de la visibilité aux planteurs et à toute la filière », estime Marc Fesneau.