David Chatillon : « L’excellence a un prix »
Champagne. Entretien avec David Chatillon, président de l’Union des Maisons de Champagne et co-président du Comité Champagne.
David Chatillon, les chiffres définitifs des expéditions de 2023 ne sont pas encore connu de manière définitive mais vous avez d’ores et déjà annoncé une tendance à la baisse…
En effet, les volumes d’expéditions sont en baisse. On peut les estimer entre 300 et 305 millions de bouteilles. C’est une baisse significative. L’an dernier à cette époque on me parlait de pénurie. Je refusais de parler de pénurie mais en revanche, je rappelais qu’il y avait une demande très forte face à une offre limitée. Et on savait aussi depuis mi-2022 qu’on ne pouvait pas tenir ce rythme. Les deux derniers mois de 2022 ont été en baisse significative, tout simplement parce qu’il n’y avait pas les bouteilles disponibles sauf à vider les caves et à dégrader la qualité. On ne peut pas vendre ce qu’on n’a pas produit. Dans n’importe quel secteur d’activité ça peut paraître idiot car il suffit d’accélérer la cadence de production, mais en Champagne on ne peut pas uniquement accélérer la cadence de production…
Nous savions aussi que nous ferions moins bien que 2022 car c’était une année record, à moins bien sûr de battre un nouveau record, ce qui était impossible faute de disposer des bouteilles. Autrement dit, c’est plutôt l’ampleur de la baisse qui était inconnue.
Comment expliquer cette baisse ?
On constate que ce qui avait été expédié fin 2022 et qui a été acheté par la distribution n’a pas été forcément vendu, car il ne faut pas confondre expédition et consommation. Ce qui est certain maintenant, on le sait, c’est que la distribution est stockée et que les tuyaux se sont remplis. Le sentiment de « pénurie » de 2022 a artificiellement gonflé les expéditions. Une partie de ces expéditions a été réalisée par anticipation par « peur de manquer ». Les distributeurs ménagent leur trésorerie : il y a quelques mois ça ne coûtait rien de stocker et maintenant, dans un contexte où le prix de l’argent a lui aussi beaucoup augmenté, ça coûte. Il faut le temps que les tuyaux se vident. Or, ce surstock ne se résorbe pas aussi vite qu’attendu, notamment aux Etats-Unis.
On est tous d’accord pour dire que l’on revient à la tendance de consommation pré-covid, après une année de trou d’air, une année de reprise et une année euphorique. On a tous l’impression d’être presque en récession. Mais quand on regarde les chiffres, l’économie américaine se porte plutôt bien. On n’est certes plus aux mêmes taux de croissance que 2022, mais on revient à la tendance pré-covid. C’est donc un retour à la normale.
Et comme la consommation de champagne est très corrélée à la croissance économique mondiale, finalement, on en revient à la tendance d’avant. L’inflation générale est un élément qui entre en ligne de compte parce que le champagne n’est pas un produit de grande consommation mais un produit d’exception. Autre facteur important, en France, les gens empruntent à taux fixe pour l’acquisition d’immobilier. Ailleurs, comme aux Etats Unis ou au Royaume-Uni on emprunte à taux variable, donc même pour ceux qui sont en haut de la pyramide sociale, la hausse des taux a un impact qui n’est pas négligeable.
Il y a aussi un élément à prendre en compte qui est la hausse des prix du champagne, on évoque une hausse moyenne de l’ordre de 7%...
Il faut faire attention à ce qui se cache derrière un prix moyen, parce que parce que le champagne se “premiumise” et que cela impacte forcément le prix moyen de la bouteille, même à tarifs constants. Les prix des bouteilles ont aussi augmenté parce que le prix du raisin a augmenté, le prix des bouteilles a explosé, le prix des matières sèches aussi, les salaires, les transports… à un moment donné, il nous faut aussi être capables de répercuter ces hausses, sauf à mettre le modèle en péril. Enfin, l’excellence a un prix. Nous sommes en quête perpétuelle d’excellence depuis 300 ans - et ça continue - donc quand on veut faire toujours mieux, que ce soit en qualité intrinsèque et en qualité perçue, y compris en environnement, ça coûte plus cher. Et on sait bien, par exemple, que produire plus vert, c’est plus cher. Je pense que c’est une tendance lourde.
Les taux bancaires ont eux aussi un impact conséquent sur les résultats des Maisons.
Les Maisons, par définition, ont un coût de production supérieur aux vignerons car elles achètent majoritairement du raisin. Or, ces achats sont financés par de l’emprunt, pas par des capitaux propres. En Champagne, ce sont des critères de capitalisation très élevés. On dit souvent que pour 1 euro de chiffre d’affaires il faut 10 euros mobilisés, hors foncier. Ce sont des ratios qui se rapprochent de ceux de l’industrie lourde. Le stock est financé lui aussi par de l’emprunt et ce qui coûtait zéro hier coûte aujourd’hui quatre. Par exemple, un groupe qui payait 3 M€ d’intérêts l’année dernière va en payer 20 M€ cette année. Tout ça, c’est du résultat en moins. Il ne s’agit pas de résultat opérationnel parce que c’est du résultat financier, mais à la fin, la dernière ligne est tout de même réduite de 17. On estime que l’augmentation des taux de 3 %, c’est environ 300 millions de résultat en moins pour les entreprises de la filière.
Lors de l’assemblée générale de l’AVC en décembre dernier, vous avez voulu faire passer un message sur l’importance des grandes marques en champagne, notamment leur rôle à l’export…
Oui car le débat que certains alimentent encore entre Maisons et vignerons est vraiment stérile. On a la chance d’avoir des entreprises, des grandes marques, qui investissent, qui défrichent et qui se lancent sur les marchés. Ces actions de marketing et de commercialisation ne peuvent être faites que par des entreprises d’une certaine taille, parce qu’il faut avoir l’impact et la puissance nécessaire pour pouvoir les mener. On a la chance d’avoir des entreprises - qui ne sont pas des multinationales, rappelons-le - qui sont en capacité de faire ce travail. Et comme on partage un élément en commun qui est l’Appellation Champagne, quand on vend une grande marque on vend avant tout du champagne. Et donc celui qui arrive derrière bénéficie de tout ce travail qui a été fait en amont.
Pourquoi le rappeler aujourd’hui ?
Parce que parfois on entend des idées selon lesquelles les plus gros opérateurs seraient éloignés de la Champagne éternelle alors même qu’ils en sont à l’origine… Alors que les grandes marques restent des PME voire même des petites PME pour ce qui est de leur nombre de salariés et leur chiffre d’affaires. Elles sont certes de taille suffisante pour pouvoir faire un travail significatif à l’export mais elles restent petites et même artisanales. Avoir des leaders qui tirent tout le monde vers le haut c’est une chance inouïe : dans de nombreuses régions viticoles, les leaders, ceux qui font les chiffres, tirent leur appellation vers le bas. Et ça, c’est dramatique, parce qu’encore une fois nous partageons un nom. Si le leader se sert uniquement du nom, cela ne fait pas grandir le collectif. En Champagne au contraire, le nom collectif est tiré par des leaders qui le valorisent et lui ajoutent de la valeur.
Comment envisagez-vous 2024 ?
D’abord il faut que les tuyaux de distribution se vident. ça va se faire naturellement. Combien de temps cela va-t-il prendre ? Trois mois ? Six mois ? J’espère que ça ne sera pas davantage… Il y a aussi la conjoncture mondiale à prendre en compte. Si l’économie se maintient aux Etats-Unis et reprend ailleurs un rythme normal, le champagne reprendra lui aussi son rythme normal. Nous ne sommes pas très exposés à la Chine mais elle a quand même un impact sur l’économie mondiale, donc, si la Chine repart, ce sera bon pour l’économie mondiale et pour le champagne. Par exemple, Cognac qui a été très affecté en 2022 et 2023 par la baisse de la consommation aux Etats-Unis et en Chine - avec les mêmes phénomènes que nous avons rencontrés, notamment le surstockage - semble repartir aux Etats-Unis. Cela veut dire que les tuyaux se vident, c’est donc un signe encourageant pour nous qui sommes partis plus tard et qui avons aussi décéléré plus tard. Sans oublier l’évolution de l’inflation générale…
Vous vous êtes fixés des objectifs particuliers au niveau de l’interprofession ?
Notre ligne, c’est de suivre notre trajectoire, la feuille de route enrichie que nous avons exposée l’an dernier. L’objectif c’est de conserver cette trajectoire, quel que soit l’environnement. Nous l’avons rédigée dans un contexte euphorique tout en sachant que ça ne durerait pas. Il faut néanmoins qu’on la poursuive et c’est ce qu’on a fait en 2023, c’est ce qu’on veut faire en 2024, c’est-à-dire que nous allons la mettre en œuvre selon le plan prévu, parce que c’est indispensable pour l’Appellation.