Si elle est célébrée le 22 janvier dans tous les villages, la Saint-Vincent de l’Archiconfrérie se déroule traditionnellement quelques jours plus tôt dans les rues d’Epernay, en alternance régulière avec les villes de Reims, Troyes et Château-Thierry. Ce jour-là, bannières, capes et bâtons réunis dans le défilé représentent les différentes communes de l’appellation et traduisent l’unité de la Champagne. Rite ancestral, la Saint-Vincent a, depuis quelques années, retrouvé un nouveau souffle sous l’impulsion de ses dirigeants bénévoles, issus du Négoce et du Vignoble, dont Patrick Boivin, secrétaire général de l’Archiconfrérie.
« La Saint-Vincent est inscrite dans le patrimoine champenois. C’est un temps de partage et d’échanges dans le respect des valeurs de chacun. L’unité champenoise est une réalité. Chacun a ses caractéristiques, chacun a son histoire mais avec en commun l’objectif de les partager et de les transmettre aux générations futures », souligne celui qui représente à sa manière le trait d’union entre les différentes familles de la Champagne.
Et ce, alors même que, natif de Vincennes, il n’arrive à Vinay qu’à l’âge de 5 ans, chez sa grand-mère. Intéressé par les métiers de la vigne et du vin, le jeune Patrick intègre le lycée viticole d’Avize où il obtient un BTAO en alternance. Son service militaire passé à Saint-Cyr Coëtquidan lui donnera le goût de l’ouverture d’esprit et de l’alliance de la culture physique et de la culture intellectuelle.
Longtemps partagé entre son existence sparnacienne et la vie parisienne, c’est au cœur de la Capitale, de ses rues, de ses personnages et de ses mystères qu’il prendra goût aux expositions et aux événements culturels, un temps attiré par la carrière de journaliste, qu’il effleurera à l’aube de ses 20 ans en 1970. « Mais un peu comme l’appel du large pour les marins, après un an passé à Paris j’ai eu envie de repartir à Vinay, sur mon territoire. C’est à ce moment-là que j’ai pris conscience de la valeur du travail de la terre. Je savais alors que j’étais prêt à m’enraciner ici et que je pourrais y faire ma vie ».
C’est là aussi qu’il rencontrera Marie-Madeleine, originaire de Cumières, qui deviendra son épouse. Dès le début de sa carrière, Patrick Boivin a l’opportunité de diriger une exploitation de 5 hectares à Pierry, où le propriétaire lui laisse les clés du domaine. C’est là qu’il apprend le métier, les bases de la vinification, mais les premières vendanges sont plutôt difficiles. « Nous avons fait des rendements autour de 3500 kg/ha en 1978. 1980 et 1981 n’ont pas été vraiment meilleures. Tous les vignerons champenois ont encore ces années en mémoire. » Des années noires qui l’incitent à se tourner vers un autre employeur. En l’occurrence, c’est la coopérative de Pierry qui va lui donner sa chance.
Et quand son épouse hérite d’une quarantaine d’ares de vignes, tous deux décident de créer une modeste exploitation familiale. « Cela a été une chance d’avoir un petit patrimoine pour débuter et découvrir le métier de vigneron. » Dès 1978, il créé la marque Champagne Patrick Boivin, qu’il s’applique à faire grandir et à développer patiemment, au fil des années, au gré des opportunités qui se présentent à lui et surtout qu’il saisit au bon moment. « J’ai eu la chance de pouvoir louer des vignes, puis j’ai bénéficié de l’agrandissement de la Champagne pour pouvoir planter des vignes sur des parcelles en appellation. Pendant les 20 premières années, j’ai consacré tous mes résultats au foncier. » Aujourd’hui, son entreprise exploite près de six hectares dont quatre en propriété et deux en location.
Vigneron, coopérateur et directeur du vignoble d’une maison
En 1991, il rejoint le Champagne Deutz à Aÿ pour y diriger le vignoble. Fait plutôt rare en Champagne, Patrick Boivin cumule alors la gestion de son exploitation familiale, la direction d’une coopérative et la responsabilité du vignoble d’une Maison. Un grand écart qui dure près de 30 ans, preuve de la souplesse dont fait preuve celui qui a aussi été élu représentant du Syndicat Général des Vignerons à la Fédération des Coopératives. « Je ne me suis jamais senti davantage chez l’un que chez l’autre. Au fil du temps j’ai appris l’humilité, le respect envers les personnes et j’ai progressé par l’intelligence humaine que j’ai rencontré des deux côtés. J’ai été toujours sincère, donc je n’ai jamais eu aucun souci à vivre avec ça. Il y a une dualité entre la Coopération et le Négoce mais il faut avoir beaucoup de respect pour ces deux familles. Cela permet de comprendre l’économie champenoise où l’une ne peut pas vivre sans l’autre. »
« La force de la Champagne, ce n’est pas uniquement son vin, c’est surtout l’intelligence des hommes. »
Symbole de cette force champenoise, la Saint-Vincent est un des moments forts de l’année pour les vignerons, celle où l’on dresse le bilan de l’année écoulée et où l’on se projette déjà sur la suivante. Au début des années1990, quand Patrick Boivin rejoint le défilé de l’Archiconfrérie de la Saint-Vincent à Epernay, il s’étonne : « Nous étions une douzaine. On s’est alors dit qu’il fallait faire quelque chose… et pourquoi pas en y associant les Maisons ? » à partir de cette date, le défilé de l’Archiconfrérie renaît sous l’impulsion de ses co-présidents Michel Janisson et Brigitte Chandon–Moët qui attirent des Maisons et de nouveaux villages.
« En 1991, 23 confréries et bâtons ont participé au défilé. Les années suivantes, trois, dix, puis trente villages nous ont rejoints, ainsi que plusieurs Maisons. Pour la Saint-Vincent 2024, ce sont 60 villages, 35 Maisons près de 1000 personnes qui vont défiler », explique celui qui en est le secrétaire général depuis 20 ans et qui en porte les valeurs aux côtés d’Evelyne Roques-Boizel et de Maurice Vollereaux, les deux co-présidents.
Moment d’unité et de partage
Cette « ode à la culture champenoise » se traduit par un défilé, suivi d’une messe et d’une soirée de gala. « Le défilé représente l’uniformité de la Champagne sous toutes ses bannières. Nous sommes tous unifiés sous la bannière Champagne. Lorsque la Saint-Vincent est organisée à Epernay, la descente de l’Avenue de Champagne est un moment de joie et de partage avec la population. La messe, elle, est célébrée dans un esprit de rassemblement bien au-delà de la religion d’ailleurs, car tous les participants ne sont pas catholiques. Elle nous permet de remercier la nature pour la récolte passée et pour celles à venir… »
La soirée quant à elle, réunit dans un moment festif tous les acteurs champenois, après la remise des traditionnels diplômes à celles et ceux qui font la Champagne à tous les niveaux, tant dans les métiers de la vigne, que de la gestion ou de la commercialisation. « En Champagne, l’humain est omniprésent. Il est important de rappeler que le vin est une histoire d’hommes et de terroirs. Un vigneron est un paysan, il est le premier défenseur de la nature. Peut-être parfois a-t-il exagéré, mais il a su se remettre en cause très rapidement », souligne Patrick Boivin. « Notre terroir est ancestral et tous les vignerons champenois veulent qu’il reste l’outil qui va servir à nourrir les générations futures. Si nous sommes en capacité de montrer et de partager notre unité, à leur tour ces générations la reprendront à leur compte. »
Question transmission, le vigneron sait de quoi il parle. Il y a trois ans, voyant le temps passer et que l’entreprise familiale était en capacité d’être indépendante et de générer des résultats, il s’est tourné vers ses deux filles, Céline et Baptistine. « Ensemble nous avons choisi de développer notre marque. » Un projet dont l’une des premières étapes a été la construction d’un centre de pressurage et de vinification à Pierry, à l’épicentre de ses parcelles, principalement situées à Cumières, Damery, Pierry, Brugny et Epernay. Un investissement salué par deux premières vendanges encourageantes en 2022 et 2023.
« Nous avons fait deux belles vendanges en qualité et en quantité. Il faut savoir être ambitieux. Et si on a un peu de chance, ça passe », explique-t-il. « On va continuer d’écrire la saga familiale, cette histoire peu banale pour laquelle il a fallu parfois braver les circonstances. » Des circonstances et des perturbations, la Champagne en connaît régulièrement depuis des décennies. Des cycles qui se renouvellent et qui permettent à toute une région de se remettre en question et de se réinventer, à l’image de Patrick Boivin. « Aujourd’hui on est sur le haut de la crète mais nous allons devoir être très attentifs dans les prochaines années car le monde a changé, pas uniquement à cause du Covid. C’est la troisième crise que je vais connaître depuis que je suis en Champagne. Mais à chaque fois, la filière a toujours su en sortir par le haut… Il nous faut donc être vigilants et surtout être plus solidaires. Et la Saint-Vincent, est le symbole par excellence de cette unité et de cette solidarité champenoise ».