Il y a comme un air du grand Paul Bocuse chez Jean-François Deport. Même homme imposant, même passion pour le métier, même col bleu-blanc-rouge sur le tablier, signe d’excellence avec ce côté artistique dans la tradition, même grand caractère et volonté de transmission. Avec lui, on parle de la cuisine, la vraie, celle aimée et adorée par les « bons vivants ». D’ailleurs, au détour de la conversation, il glisse des anecdotes de repas avec Gérard Depardieu, Michel Blanc, Jean Carmet, tous membres de la confrérie du Fromage de tête. Cela pose le décor. Mais pour bien comprendre comment Jean-François Deport en est arrivé là, il faut bien évidemment remonter à sa prime enfance, dans l’Yonne où il vit le jour en 1948, dans une famille de bouchers depuis trois générations.
Alors, certes, même s’il « n’aimait pas travailler la viande », car déjà, trouvait-il « cela manquait de finesse », il n’en reste pas moins que grandir dans l’environnement des métiers de bouche a été la première pièce de qu’il allait devenir plus tard. C’est vers l’âge de 10 ans qu’il a eu le déclic de ce que serait son futur métier : « J’assistais au mariage de mon oncle et comme tous les gamins, je me faufilais partout. Arrivé dans la cuisine où le chef préparait le repas pour les convives, je me souviens avoir vu ce grand gaillard, avec tablier et toque sur la tête et avoir été fasciné. Je me suis dit : ‘‘c’est ça que je veux faire plus tard’’ ! »
Des débuts parisiens
Mais arrivé à l’âge de 15 ans, une maladie le clouera au lit pendant presque une année lui faisait passer sous le nez son apprentissage en cuisine. Par commodité, il devient alors apprenti chez le voisin de la boutique de son père, un charcutier. Il y apprend « la fabrication, la conception, la finesse du travail » et se rapproche de la cuisine. Un an plus tard, direction Auxerre, dans une « très belle boutique qui a été le déclencheur. On y confectionnait des plats élaborés. C’était une boutique à la parisienne, vraiment d’avant-garde dans ce que l’on proposait. Tous les matins, on faisait 32 hors-d’œuvre ! » se remémore-t-il. Les patrons, « exigeants comme à l’époque mais exemplaires dans le qualitatif », forgent ce vers quoi il tend. Il quitte l’entreprise après « une bêtise de jeunesse » et après un passage par une charcuterie de Melun où il retombe dans « le médiocre », c’est à Sens, de nouveau dans l’Yonne, qu’il repose ses valises.
Là, il y fait la rencontre déterminante de sa vie. « C’était un mardi matin », se souvient-il comme si c’était la veille. « J’entre chez le charcutier pour y trouver du travail, là, une jeune fille m’ouvre et c’est je crois qu’on peut le dire, le coup de foudre. » Cette jeune fille de 19 ans à l’époque est depuis plus de 50 ans maintenant son épouse, et c’est à deux qu’ils vont ensuite écrire leur avenir professionnel. D’ailleurs, les professionnels du secteur ne s’y trompent pas, « on est venu plusieurs fois taper à la porte de notre appartement pour nous proposer du travail, moi en labo et ma femme en boutique ».
« Un titre de MOF on ne le mérite pas tous les matins, mais il faut le gagner tous les matins. »
En 1970, ils se marient et un an plus tard, le couple monte à Paris, où on leur a proposé une place dans une boutique en plein cœur de la capitale, rue du Faubourg du Temple, dans le 4e arrondissement. « C’était un tourbillon. La boutique était magnifique, dans un quartier très vivant. J’y ai appris l’autonomie car en peu de temps je suis devenu responsable du laboratoire de préparation où officiaient une douzaine de personnes. » Cette réussite donne des idées au couple qui songe dorénavant à monter sa propre affaire. Mais à Paris, « on ne tombait que sur des endroits problématiques, des boutiques mal fichues ». Son patron lui donne alors le contact d’un marchand de biens qui lui propose une boutique à Arpajon, dans l’Essonne. Une jolie petite ville de 4 000 habitants à une trentaine de kilomètres de Paris. Il y fait bon vivre et la vie commerciale y est florissante et très dynamique. Surtout, « il y avait la plus grande foire gastronomique de France. » Le couple ouvre ainsi une charcuterie-traiteur dans l’artère commerciale où se côtoient des centaines de boutiques.
Jean-François Deport s’investit dans cette vie locale en montant un concours à la foire où il fait venir plus d’une quarantaine d’exposants de charcuteries. Son carnet d’adresses s’étoffe et sa renommée commence à croître avec la réussite au concours de cette foire gastronomique et le gain de la Médaille d’argent. En 15 années à Arpajon, il devient président du Syndicat d’Initiative mais aussi vice-président de l’Union des commerçants. « Je ne suis pas un type qui reste à la maison », confie-t-il, lucide.
MOF 1979
En 1979, nouveau tournant dans sa vie. Il se présente au concours du Meilleur Ouvrier de France. Et fait partie des six lauréats à obtenir le fameux col bleu-blanc-rouge. « Une vraie fierté et un véritable déclencheur. » Mais loin de se reposer sur ses lauriers et de profiter de cette distinction, Jean-François Deport insiste : « Un titre MOF on ne le mérite pas tous les matins, mais il faut le gagner tous les matins. » Et c’est bien cette humilité et cette passion intacte pour son métier qui le pousse à toujours se réinventer et à élaborer des recettes originales et travaillées. De nouveaux projets éclosent : des formations et des cours qu’il dispense aux quatre coins de France dans les CFA et autres organismes d’apprentissages, car « garder son savoir-faire pour soi n’a aucun intérêt sinon personne ne pourrait le dépasser et inventer encore d’autres choses. » Mais aussi deux livres de recettes traditionnelles de charcuterie, deux « traités » encore utilisés dans les CFA. « L’un d’eux n’est plus en circulation et est coté entre 800 et 1 000 euros ! »
Et puis, en 1988, année charnière, il s’envole pour les États-Unis, à Cincinnati dans l’Ohio, où il participe à une convention réunissant des centaines de Meilleurs Ouvriers de France réalisant un buffet gigantesque pour une opération de jumelage. C’est aussi cette année-là que cherchant « une grosse affaire », il déménage à Châlons-en-Champagne et s’installe place du Marché aux fleurs, en centre-ville. La boutique marche très bien et bénéficiant d’une belle notoriété devient partenaire de grands événements comme la Foire de Châlons. Il forme de nombreux apprentis dont sept sont devenus MOF. « Je suis très fier notamment d’avoir formé celui qui est aujourd’hui chef et directeur de la création chez Lenôtre, Guy Krenzer. » Comme juré du concours, il jugera aussi les plats de Philippe Mille lorsque ce dernier obtiendra le fameux col.
Aujourd’hui, Jean-François Deport a passé les rênes à ses deux fils, qui eux-aussi ont suivi les voies de la restauration et ont rejoint l’entreprise il y a plusieurs années. Franck, le cadet, après une formation à l’école hôtelière de Strasbourg est passé par les cuisines des plus grands palaces parisiens (Lutecia, Tour d’Argent, Bristol) et Benoît, l’aîné, aussi passé par l’école hôtelière de Strasbourg, s’occupe de l’organisation événementielle et de la gestion administrative. Le MOF, même s’il garde toujours un œil sur la boutique et continue d’œuvrer lors de grands événements, compte profiter lors de sa retraite de ses deux grandes passions : les chevaux et la peinture. « Ces deux passions ont l’avantage d’être très apaisantes. J’aime la présence des chevaux et ce qu’ils dégagent. Quant au dessin, je ne l’ai jamais quitté depuis mes 15 ans. Le goût du beau m’a toujours guidé, y compris dans mes créations culinaires. »