« Réindustrialiser en général et raccommoder la filière textile »
Entretien. Jusqu’où peut-on réindustrialiser à l’horizon 2035 ? Mandaté par le ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, Olivier Lluansi, expert et écrivain, pose un regard pragmatique sur le secteur. Il remettra son rapport fin avril.
Auteur du livre « Les néo-industriels - L’avènement de notre renaissance industrielle » (éd. Les Déviations), Olivier Lluansi visitait la filière textile auboise le 14 mars dernier pour voir comment retricoter un secteur malmené par les délocalisations et à l’image dévalorisée.
20 ans de désengagement industriel
Olivier Lluansi : En France, l’industrie pèse 10 % du PIB national, ce qui la place au niveau de la Grèce, loin derrière l’Allemagne, l’Italie et la Belgique, alors que la moyenne européenne est à 16. On part de bas en France. À 2035, jusqu’où pouvons-nous aller ? Pour réindustrialiser en étant responsable, nous avons besoin d’énergie décarbonée, c’est une première limite. On a aussi besoin de foncier et de personnes pour travailler dans l’industrie.
Après les années 1990, il y a eu deux chemins divergents en Europe. L’Allemagne, qui avec sa réunification, a fait de l’industrie le moteur de son économie et a maintenu pendant cette période-là son niveau d’industrie à 20%. Tandis que la France a décidé de rentrer dans la mondialisation en préférant aller chercher des produits pas chers dans des pays à bas coûts. C’est là que nous sommes descendus à 10% de PIB. Nous nous sommes rendus compte avec les crises économiques de 2008/2009 que nous étions dans une impasse.
Puis, états généraux de l’industrie en 2009 et arrêt de notre désindustrialisation. Je suis très attentif à ne pas faire simplement des auditions à Paris, mais à venir sur le terrain rencontrer des industriels et leur demander si ce que j’entends à Paris, eux le vivent tous les jours. Il y a parfois des écarts très instructifs et la parole de la vérité est souvent sur le terrain, c’est ce que je viens chercher ici.
Des crises majeures : « Gilets jaunes Covid / Ukraine »
Olivier Lluansi : Notre industrie progresse, mais pas plus vite que le reste de l’économie. Globalement, nous restons à 10% de PIB. Il y a bien eu après le COVID, une petite remontée de l’emploi industriel. Les entreprises ont recruté plus de personnes souvent moins qualifiées pour compenser celles parties faire autre chose. Avec « gilets jaunes-covid-Ukraine », je pense que nous avons collectivement pris conscience de la vulnérabilité de notre économie à ce point de désindustrialisation. Beaucoup de territoires ont été paupérisés, économiquement mais aussi socialement. Et c’est un sentiment d’abandon que de se sentir laissé pour compte du récit économique d’un pays qui misait sur l’innovation de rupture.
Ce ressentiment, à mon avis, a ressurgi en partie avec les gilets jaunes. D’où une nécessité de réindustrialiser et la question de comment le faire dans ce nouveau paradigme avec les objectifs à la fois de réduire l’empreinte environnementale, de gagner en souveraineté puis en cohésion territoriale. Il y a des territoires sans projet industriel, mais il n’y a pas de projet industriel sans territoire. Une usine ne fonctionne que dans un bassin d’emploi, dans un écosystème, dans un cadre réglementaire en interaction avec la puissance publique.
Aménagement du territoire et loi Zéro artificialisation nette (ZAN) de 2021
Olivier Lluansi : En France, la question du foncier a une forme un peu paradoxale : nous sommes l’un des pays d’Europe les moins denses en habitant/km² et nous nous imposons la règle la plus stricte d’Europe en termes de ZAN. L’industrie pèse 4% de l’artificialisation. Cette loi a sans doute été faite pour éviter l’étalement urbain. L’industrie se retrouve prise dans un jeu qui n’était pas le sien avec des règles très pénalisantes. Nous vivons aujourd’hui des tensions sur la disponibilité du foncier industriel. Ce qui me marque dans cette mission, ce sont ces territoires qui arrivent à s’organiser et créer une relation de confiance entre un porteur de projet et les administrations.
Quand il y a une animation autour d’un préfet ou d’un sous-préfet, on arrive à gagner en efficacité au lieu de cumuler les délais de manière séquentielle et tout en respectant le texte. C’est l’une des clés de succès. Avoir un groupe qui travaille la main dans la main en confiance, peut pallier en partie nos complexités réglementaires. Cette solution applicable en court terme ne coûte pas un euro.
Dépoussiérer l’industrie, former et informer
Olivier Lluansi : Pour la filière textile, dans l’Aube comme pour d’autres secteurs, je retrouve naturellement la question de la formation. Il y a des offres d’emploi et on n’arrive pas à attirer des talents, des compétences. En général, l’industrie rémunère entre 15 et 20% plus que des métiers de même qualification dans les services. Quand on regarde les enquêtes d’opinion, c’est un peu comme si l’image de ces métiers s’était figée dans les années 70. La réalité a beaucoup changé. Notamment sur la pénibilité avec la mécanisation, l’automatisation. Il y a peut-être là une question de communication.
L’environnement de travail, les conditions, le management de proximité sont des sujets que les jeunes nous remontent. L’industrie s’est fondée sur le modèle du fordisme et du taylorisme. On est loin de l’esprit start-up ! Il y a sans doute des évolutions à faire dans la manière de gérer les équipes pour répondre mieux aux attentes des nouvelles générations.
La filière textile, entre qualité et proximité
Olivier Lluansi : Le textile est une filière étonnante pour laquelle je pense qu’on peut retrouver beaucoup de valeurs dans cette réindustrialisation. Il y a un mouvement qui nous amène à avoir une consommation responsable de proximité sur des produits plus durables, avec des volontés de respect de règles sociales et environnementales. À ce titre, cette filière est assez emblématique du renouveau industriel qu’on peut espérer. Il n’empêche que c’est une route longue avec la concurrence des pays à bas coûts et cette sortie de crise de l’énergie deux fois plus chère.
Quand vous voulez attirer dans des usines, vous avez besoin de talents, d’ingénieurs, de directeurs… cela demande d’avoir un cadre de vie qui soit capable de les accueillir. Le logement est un vrai sujet, le cadre de vie aussi. Les élus locaux que j’ai rencontrés dans l’Aube en ont parfaitement conscience et savent mettre en œuvre des choses. C’est indispensable. Je fais le constat d’une énergie assez incroyable. Je rencontre des gens passionnants sur cette mission.
Quid après le rapport sur la réindustrialisation ?
Olivier Lluansi : Je me dirige vers un certain nombre de recommandations à court terme avec des premiers effets d’ici la fin du mandat en 2027. Après, il y a une autre série de recommandations plutôt à moyen terme qui peuvent être des choses à discuter dans le cadre de programmes présidentiels. Par exemple, la réduction des impôts de production qui a été reportée et qui reste à l’ordre du jour. La fiscalité est pénalisante pour la production française. Très clairement, c’est un point où on n’est pas aligné avec nos pairs européens.
Dans les usines que j’ai visitées aujourd’hui quasiment toutes affichent un panneau France Relance, c’était un dispositif très horizontal d’accompagnement des investissements productifs. Je vois des dizaines et des dizaines de projets pour l’environnement, pour l’augmentation de la capacité dans les PMI. Ils ne seront déclenchés que si ces entrepreneurs se sentent accompagnés par la puissance publique.
Pendant des années, on a dénigré l’industrie. Les chefs d’entreprises industrielles sont des résistants, ils ont besoin de se sentir soutenus. Quand vous avez passé quarante ans à être le vilain petit canard « parce que l’industrie, c’était sale et has been », c’est bien de reprendre une dynamique. Il faut qu’il y ait des signaux concrets, des preuves d’amour.