Catherine Karyotis : « Remettre l’économie et la finance au service de la société »
Banque et Finance. Entretien avec Catherine Karyotis, Professeur de Finance, Responsable académique Executive Education NEOMA Business School.
Catherine Karyotis, quelles prévisions peut-on envisager pour l’année 2024 en matière financière ?
Les banques centrales sont le cœur du réacteur pour la prévision de l’année 2024 : que ce soit la banque centrale européenne ou la banque centrale américaine, elles ont décidé de faire une pause dans le relèvement des taux d’intérêt. Mais cette pause, si elle est demandée par un certain nombre d’acteurs économiques, elle est à mon avis transitoire.
Pourquoi ? Parce que, pour ne prendre que l’exemple de la zone Euro, l’inflation est le seul objectif de la politique monétaire européenne ; même si elle se stabilise, on se dirige vers une période d’inflation qui va s’inscrire dans le dur, principalement parce qu’il faut financer les transitions.
Et parmi les transformations du monde actuel, les transitions énergétiques et écologiques amènent à des mises aux normes de certains logements et de produits ; ça va coûter cher, en recherche et développement, mais aussi en production parce que les produits de substitution des matières premières fossiles ont un coût. Je pense donc que l’inflation devient quasi-structurelle. Elle ne sera pas aussi importante qu’elle a été jusqu’en septembre 2023, mais on restera sans doute avec une inflation supérieure à 2%.
Ça veut dire qu’on ne verra pas les taux bancaires baisser en 2024 ?
Effectivement, on ne baissera pas les taux, on fait plutôt une pause. Mais attention, s’il y a d’autres éléments qui viennent contrecarrer cette tendance à la baisse ou à la stabilisation de l’inflation, les banques centrales n’hésiteront pas à relever leurs taux pour limiter la hausse des prix. L’inflation est de 3,7% en France, elle est encore supérieure à 2 %, qui est l’objectif cible de la politique monétaire européenne.
Alors aujourd’hui la question est de savoir jusqu’où relever les taux. Il n’y a pas de réponse magique à une hausse. C’est toute la quadrature du cercle actuellement pour les banques centrales. Une remontée des taux d’intérêt est nécessaire pour tenir les objectifs de politique monétaire (le contrôle de l’inflation). Mais une trop forte remontée des taux induit une limitation de la croissance et de la reprise. C’est la raison pour laquelle les banques centrales ont fait une pause : il faut que la mécanique économique reparte pour un taux de croissance minimum.
Au vu de l’économie mondiale et de la géopolitique, que peut-on attendre du début de l’année 2024 ?
Nous sommes dans la continuité du quatrième trimestre 2023, c’est-à-dire un statu quo général. On s’attend quand même à des difficultés mais l’opportunité d’aujourd’hui consiste à apprendre à manager la sobriété sur l’ensemble de la chaîne de valeur des entreprises, et pas seulement la sobriété énergétique comme on en parle depuis la guerre en Ukraine. L’ensemble des ressources diminue mais celles-ci ne s’arrêtent pas aux seules matières premières ; dans le mot ressource, il y a aussi les notions de ressources humaines et de ressources en argent, en capitaux. Les ressources de matières premières se réduisent face à des enjeux géopolitiques et des enjeux écologiques.
S’agissant des ressources humaines, elles baissent dans certains secteurs d’activité où l’on arrive pas à recruter les jeunes ou à retenir les talents. Les ressources financières quant à elles baissent parce que les banques centrales ont rendu l’argent plus cher et les contraintes réglementaires pour les banques font que l’encours des crédits est moindre.
Il faut donc que les entreprises intègrent dans leur management et leur gestion cette sobriété. L’exemple même de ces contraintes géopolitiques et énergétiques qui pèsent sur les entreprises, c’est aujourd’hui la Mer rouge où les bateaux ne vont plus passer par exemple, empêchant la navigation normale entre l’Asie et l’Europe. Le canal de Panama, de l’autre côté, vers l’Amérique centrale, où il n’y a plus suffisamment d’eau pour faire passer les bateaux. Voici deux contraintes géopolitiques et énergétiques qui pèsent sur le commerce mondial, ce qui veut dire que la circulation des bateaux transportant des matières premières va être perturbée. Le coût de ces matières premières va donc être plus important pour un bon moment. Donc, l’inflation va continuer.
Quand on parle de sobriété, on pense souvent décroissance…
On peut penser à la décroissance, mais elle n’est pas viable. Personne n’est réellement prêt à une décroissance stricto sensu, ni les entreprises ni les ménages. On consommera, de façon plus raisonnée certes, mais on continuera à consommer a minima. La sobriété, ça veut dire qu’il faut développer des nouveaux modèles, à commencer par l’économie circulaire et l’économie de la fonctionnalité. Quand on aura besoin d’un objet spécifique, on cherchera à le louer : on louera la fonction ou la fonctionnalité de l’objet, sans avoir à l’acheter pour ne s’en servir peut-être qu’une fois par an. Ça, c’est de la croissance raisonnée. Le meilleur objet est celui qu’on n’achète pas !
Pour l’économie circulaire, c’est un peu plus compliqué. On risque de déplacer le problème, sans forcément le résoudre : les agents économiques pourraient vouloir consommer davantage en se disant qu’ils vont pouvoir revendre leurs objets. Et au final, ils consommeront plus ! Et globalement, la production continuera d’augmenter. Sans oublier ce que cela implique en matière de transport ; en outre, si les mises en relations des personnes pour les échanges se font par Internet, il y aura consommation supplémentaire d’énergie et donc de ressources.
C’est pour tout cela que la situation est très compliquée, pleine d’incertitudes, et ce qui rend très difficile pour les chefs d’entreprise de piloter leur entreprise.
Ça veut dire qu’on a besoin d’avoir des politiques publiques fortes dans ce domaine-là, ou est-ce que c’est plutôt à des organismes ou à des organisations patronales d’avoir une vraie vision d’avenir en emmenant toutes les entreprises avec elles ?
Les chefs d’entreprise ne peuvent pas faire cela tout seuls, eu égard aux challenges des transitions multiples. Il faut faire ça avec une vraie volonté politique, au sens de l’intervention de l’Etat. Peut-être faut-il refaire ce qu’on a connu dans les années 70 avec les plans quinquennaux. Il y a une volonté étatique de réindustrialisation de la France : que l’Etat impulse cette politique (avec des aides) et que le privé prenne le relais. Mais le privé tout seul ne peut pas tout faire.
Est-ce que l’Europe peut y arriver toute seule. Est-ce que cette croissance raisonnée c’est viable dans une économie mondialisée où des concurrents ont peut-être moins d’état d’âmes ?
Si personne ne veut faire d’efforts parce qu’on se dit que le voisin ne le fera pas, on n’y arrivera pas. Cela passe aussi peut être par une volonté politique d’empêcher ces entreprises qui ne respectent pas ni les droits de l’Homme ni les droits de la Nature. Il faut remettre la volonté politique, au sens de la Grèce antique, au-dessus de l’économique, mais, il faut également remettre l’économie et la finance au service de la société, au service des populations et de la planète. Parce que la banque et la finance doivent obligatoirement financer le petit chef d’entreprise local, pour qu’il puisse passer ces transitions, parce qu’il ne pourra pas le faire tout seul. C’est toute la limite des contraintes réglementaires qui pèsent sur les banques et de la politique monétaire qui induit une hausse drastique du coût du crédit !
C’est là où on arrive à la finance verte et inclusive… Peut-on estimer que 2024 va marquer un vrai tournant dans cette direction ?
La finance verte, et inclusive, doit se développer à condition toutefois de tracer l’utilisation des fonds. à défaut, il y a risque de greenwashing.
En termes de finance verte, j’y crois. Il y a une prise de conscience collective qui est aidée par une volonté réglementaire et politique, avec de nouvelles directives qui sont entrées en vigueur au premier janvier 2024 : à titre d’exemple, la CSRD – Corporate Sustainability Reporting Directive oblige les entreprises de plus de 500 salariés à évaluer les risques environnementaux qui pèsent sur elles et les risques de leur activité qu’elles font courir sur l’environnement. Progressivement le seuil des entreprises soumises à cette règle sera abaissé. Les petites entreprises craignent que ça leur coûte cher, mais justement, il faut pouvoir les aider. C’est pourquoi il faut que les banques puissent les financer ; alors pourquoi ne pas permettre à ces banques de se refinancer moins cher auprès de la BCE lorsqu’elles prêtent à ces petites entreprises pour verdir leur activité. N’oublions que ce sont elles qui font vivre les territoires.
Ça veut dire que la croissance, cette croissance verte, elle ne doit pas se faire sans les petites entreprises qui au demeurant sont souvent les fournisseurs des grandes entreprises. Pour que les grosses entreprises soient vertes, il faut que leurs fournisseurs le soient aussi.