Philippe Dessertine : « Le vrai risque, c’est l’immobilisme »
Économie. Dans le cadre de son Assemblée générale, le Crédit Agricole Nord Est a reçu l’économiste et conférencier Philippe Dessertine, qui vient de sortir un livre « L’Horizon des possibles », dans lequel il dresse la nécessité d’un nouveau modèle de société.

C’est en se plongeant dans le contexte économique et géopolitique actuel – la perspective de l’augmentation des taxes Trump au mois de juillet et les conséquences du conflit sur le sol ukrainien – que l’économiste et également Directeur fondateur de la chaire Finagri (Financement alternatif au secteur agricole) à la Sorbonne a déroulé son propos.
« Nous vivons une situation totalement inédite en économie : une baisse de la croissance mondiale uniquement liée aux déclarations d’un homme. En réalité, Trump est surtout le révélateur d’une grande fragilité américaine. Les États-Unis sont dans une situation économique de plus en plus intenable, qui se résume en deux chiffres : un déficit public de 1 833 milliards de dollars l’année dernière, soit 6,4 % du PIB et un déficit commercial de près de 1 000 milliards de dollars », rappelle-t-il.
Taquin, Philippe Dessertine met ces chiffres en perspectives avec ceux de la France. « Ce qui est inquiétant, ce n’est pas le chiffre en soi, mais la logique économique sous-jacente : on parle de ‘‘Twin deficits’’. Déficit public + déficit extérieur, une configuration structurellement insoutenable. Le déficit commercial signifie que vous produisez moins que ce que votre population consomme. Vous appauvrissez votre propre économie pour enrichir vos fournisseurs. Le déficit public, lui, signifie que vous financez votre État en vous endettant, souvent auprès de créanciers étrangers. C’est le cas des États-Unis, dont la dette est aujourd’hui détenue à 80 % par des investisseurs extérieurs, contre 20 % il y a dix ans. »
Balle dans le pied
Philippe Dessertine pose alors cette question : en 2030, aura-t-on une crise sur notre propre dette ? Question pour laquelle il esquisse un début de réponse, en appelant dans un premier temps à « conserver son sang-froid » et à « comprendre l’évolution de l’économie européenne » en assénant : « La première faiblesse de l’Europe, c’est l’énergie. Le gaz coûte trois fois plus cher en Europe qu’aux États-Unis. Et pour des industries énergivores comme la chimie ou la sidérurgie, c’est intenable. » Et comme si une seule faiblesse ne suffisait pas, l’économiste en indique une deuxième : la guerre. La guerre aux portes de l’Europe, mais aussi la guerre comme modèle de réindustrialisation en pariant sur l’armement.
« C’est une vérité économique simple : si vous consacrez vos ressources à produire des armes, dont le seul but est de détruire, vous ne créez pas de valeur. Même les Américains l’ont compris : Donald Trump, en cherchant à réduire le déficit public, a dit clairement que ce n’était plus aux États-Unis de payer pour l’armement du monde. » Voilà une des stratégies du gouvernement rhabillée pour l’hiver. « Investir dans la défense, c’est autant d’argent en moins pour d’autres secteurs. C’est la balle que nous nous tirons nous-mêmes dans le pied. »
La tech, pilier central de l’économie de demain ?
Car pour Philippe Dessertine, si la défense n’est clairement pas un des secteurs sur lequel il faut investir, la Data en revanche, est l’alpha et l’omega du futur et de la croissance. S’appuyant toujours sur le modèle américain, il rappelle que si les États-Unis, malgré un double déficit, affichent une croissance plus forte, une consommation plus élevée, un pouvoir d’achat en hausse, c’est qu’ils disposent d’un pilier central de leur économie : la Tech.

« Les cinq géants historiques (GAFAM), plus Tesla, plus Nvidia, ces sept entreprises cumulent 15 000 milliards de dollars de capitalisation, soit 65 % du PIB américain et 25 % du PIB mondial. Elles constituent le socle de l’épargne américaine. Entre 2000 et 2025, leur valeur a été multipliée par 200 », fait-il savoir en précisant le cas de Nvidia, société spécialisée dans l’édition de logiciels et conception de carte graphique. « Cette entreprise produit les puces utilisées pour l’intelligence artificielle générative est passé de 10 milliards de dollars de valeur à 3 600 milliards brièvement l’année dernière, aujourd’hui elle est revenue à 3 000 milliards de valeur. » 3 000 milliards, un chiffre que l’on connaît bien dans l’Hexagone puisque c’est le montant de la dette du pays. Mais loin d’être anodin, ce dernier a du sens si, comme Philippe Dessertine, on le met en perspective : « Un pays n’est pas si mal que ça s’il créé de la valeur qui vient contrebalancer la dette. »
Repenser la valeur
Pour l’économiste, cela suppose une autre manière de penser la valeur. « En Europe, on reste obsédés par le triptyque chiffre d’affaires – bénéfice – dividende. Or la vraie création de valeur est ailleurs. Si OpenAI vaut 300 milliards de dollars en perdant 6 milliards par an, c’est qu’on est dans un autre paradigme », insiste-t-il. « Il est temps de sortir de la logique des flux. Il faut représenter des valeurs d’actifs immatériels, hors bilan. On a tenté de le faire en Europe avec la CSRD. Mais c’est jugé trop compliqué. Pourtant, c’est la bonne direction. Il nous faut aussi changer de mentalité. Investir dans l’innovation ne se décide pas à Paris. Ça se passe à la base, sur les territoires, dans les laboratoires de recherche, les start-up. » Néanmoins, le professeur en économie rappelle que les talents de la Tech partent à l’étranger, – « la numéro 2 d’OpenAI est française » – pour chercher des soutiens et des moyens qu’ils n’ont pas dans le pays.
Quel futur sommes-nous prêts à avoir et comment l’envisageons-nous ? « Sommes-nous prêts à valoriser ce qui ne se mesure pas encore ? À accepter l’erreur ? » Devant un public de banquiers, l’économiste n’a pas hésité à appeler à plus de prise de risque en arguant que « le vrai risque, c’est l’immobilisme ».