L’agriculture au cœur des grands enjeux de demain
Agriculture. Pour cette 78e Foire de Châlons, rendez-vous incontournable de la rentrée économique et politique, les conférences s’intéressant au monde agricole, ses problématiques et ses enjeux, étaient encore nombreuses, et de haute volée ! Ainsi, Vivescia avait organisé une table ronde avec des experts en géopolitique, sociologie et sciences quand le Crédit Agricole et la FDSEA de la Marne avaient convié Julien Denormandie à s’exprimer sur l’avenir de l’agriculture française.
Après les manifestations du monde agricole qui ont secoué le pays début 2024, un bilan maussade en ce qui concerne les moissons et un début d’épidémie de fièvre catarrhale ovine (FCO), la Foire se devait d’apporter une peu de baume au cœur des agriculteurs. Ces derniers, toujours dans l’expectative concernant les réformes réclamées et en attente de la nomination d’un nouveau ministre après la démission du gouvernement, c’est auprès d’un ancien ministre, très populaire celui-ci, que les producteurs et éleveurs sont venus écouter quelles pourraient être les solutions pour un avenir plus apaisé. « Le politique se doit d’apporter une vision et des moyens, mais la mise en œuvre repose sur les acteurs des filières », affirme ainsi Julien Denormandie, ministre de l’Agriculture de 2020 à 2022, lors de la conférence organisée par le Crédit Agricole et la FDSEA de la Marne
Valeur du produit
Pour appuyer son propos, il a mis en exergue les nombreuses contradictions auxquelles il a dû faire face lors de son mandat et pris en exemple la « théorie du mistigri » qui consiste à se passer les problèmes d’un acteur à un autre. « Quand j’étais ministre, on broyait 50 millions de poussins mâles par an. Nous nous saisissons du dossier, portés par une forte demande sociétale pour stopper cette pratique. 7 M€ sont investis pour trouver une solution technologique qui consiste, grâce à un rayon laser, à détecter quel sera le sexe du poussin, dans l’œuf, avant même qu’il ne se développe », explique-t-il. « Pour mettre en place cette pratique, les couvoirs doivent débourser 0,5 centimes d’euros par œuf en coût de fonctionnement. 3 centimes d’euros pour une boite de 6 œufs. » C’est à ce moment qu’entre en scène « la théorie du mistigri » :
« Nous réunissons les acteurs de la grande distribution pour leur demander d’absorber ce coût. Refus net. Plusieurs réunions se suivent avec toujours le même refus. Nous avons alors utilisé la possibilité législative d’imposer, à la grande distribution, une taxe volontaire obligatoire pour mettre tout le monde sur un pied d’égalité. Les 3 centimes ont finalement été absorbés... » Par cet exemple, Julien Denormandie met en avant la nécessité de travailler sur les filières dans leur globalité.
« L’un des défis est de ‘‘faire filière’’, que cela soit sur les poussins mais aussi sur les céréales, la betterave ou encore la viande avec la contractualisation. C’est une des seules manières de faire accepter au consommateur d’acheter un produit à sa juste valeur. » Nicolas Bouzou, essayiste spécialisé en économie, rappelle lors de la table ronde organisée par Vivescia : « La France est un pays de tradition agricole, il faut protéger cette autonomie et redevenir une terre de production. » Pour cela, le pays doit miser sur ses atouts mais encore faut-il qu’ils soient soutenus au niveau européen. C’est pour cela que Julien Denormandie tient aux accords commerciaux entre pays qui permettent de garantir « les clauses miroirs ». « Il faut passer du free-trade, au fair-trade, soit du commerce libre au commerce juste », appuie-t-il.
La décarbonation, enjeu de demain
« Le prochain défi de la souveraineté agricole, est non seulement celui de la souveraineté alimentaire mais également celui de la souveraineté de la matière organique », soulève Julien Denormandie, faisant valoir sa formation d’agronome : « Tout passe par le sol », insiste-t-il. Derrière ce constat, l’immense enjeu de la décarbonation. Et de l’avis des experts invités par Vivescia, réussir la transition écologique ne se fera pas non plus uniquement à l’échelle nationale. « Est-ce que l’Europe a encore une vision commune ? » s’interroge Sébastien Abis, essayiste et directeur du Club DEMETER. « La prochaine PAC va avoir un budget profondément amputé au détriment des dépenses sécuritaires. Aujourd’hui, aucun État membre des 25 n’a proposé d’augmenter sa contribution au budget européen. Et alors que la PAC valorise le commun dans une grande hétérogénéité de situation, après 2020, les plans stratégiques se sont faits au niveau national. » Or le sujet de la neutralité carbone s’impose à tous à horizon 2050. « Comment on décarbone au maximum mais surtout, sur qui on s’appuie pour y arriver ? La bioéconomie aujourd’hui, en Europe, repose sur les agriculteurs », martèle-t-il. Le secteur doit donc trouver le moyen de produire de manière constante, voire plus et avec moins d’émissions ! Car l’agriculture émet entre 14 et 18% de gaz à effet à de serre, avec deux causes principales : le protoxyde d’azote (engrais) et le méthane (production de viande).
« L’agriculture est aujourd’hui considérée comme à la fois source du problème mais aussi pourvoyeuse de solutions. » Comme passer de plus en plus de l’engrais chimique à l’engrais organique. C’est pourquoi, pour l’ancien ministre, il faut évoluer dans le mode de calcul des émissions. « Sur le papier, une vache uruguayenne a un meilleur bilan carbone qu’une vache Salers dans le Massif central. Elle ne mange pas d’herbe, est enfermée toute l’année dans un hangar et émet 10 fois moins de méthane. » Fidèle à « son amour du sol », Julien Denormandie explique que l’on ne prend pas assez en compte le paramètre de « la prairie permanente. Ce sol a un bilan carbone au moins aussi bon qu’un sol forestier et il capte à fond le carbone ».
Mais prendre en compte le paramètre du sol, c’est aussi accepter de voir évoluer le type de cultures selon l’endroit où on se trouve. « Dans le sud, on va devoir changer de types de cultures. Et dans certaines régions, quid du gel tardif ? Il va falloir faire des choix structurels forts. » Comment prendre en compte les aléas climatiques ? Michel-Pierre Faucon, Directeur délégué à la recherche UniLaSalle - Campus de Beauvais et enseignant-chercheur en agroécologie, estime que « chaque bassin de production doit développer sa propre bio-économie ».
« Il faut de la production végétale. Et celle qui est la plus soutenable est celle qui est produite aux champs. Mais c’est également la plus difficile à maintenir car elle est soumise aux aléas climatiques. L’enjeu est celui de la stabilité du rendement, mais aussi du revenu. Et le facteur principal de cette stabilité est la diversification végétale et comment remettre une complexité dans les pratiques, avec des couverts végétaux et des rotations. » Néanmoins, cette souplesse doit être soutenue par les pouvoirs publics, régulièrement accusés de multiplier les normes. Or, pour introduire de nouvelles variétés, il faut être compétitifs. Une difficulté à laquelle s’ajoute une crise en termes de projection dans l’avenir. Plus de 200 000 agriculteurs devant partir en retraite d’ici 2030, se pose alors la question de la transmission.
La question de la transmission
« La transmission, c’est le plus gros défi du moment, avec deux questions sous-jacentes : celle de la rémunération et celle de l’accessibilité à la terre », fait savoir Julien Denormandie. Pour y répondre, la production d’énergies renouvelables apparait comme une solution. « Je crois beaucoup à l’agrovoltaïsme et à la méthanisation. Dans les années à venir, il va y avoir une compétition du sol de plus en plus âpre pour produire cette matière organique. »
Et cette organisation, pour l’ancien ministre de l’Agriculture, ne revient pas à l’État, mais aux Chambres d’agriculture elles-mêmes. « C’est de l’organisation locale des modes de production. » La solution serait de « trouver des convergences entre les activités de production et les activités d’élevage. Oui à l’hybridation des modèles », plaide-t-il. Au-delà de la question du revenu, c’est donc aussi celle de l’accès à la terre qui est en jeu. « Le monde agricole est un de ceux où il faut s’endetter de centaines de milliers d’euros avant de démarrer son activité pour ensuite avoir un revenu. La charge de la dette devient alors trop importante pour investir, faire face au changement climatique et innover. Il faut donc mettre en place des systèmes de portage foncier pour rembourser plus, plus tard. »
Quant à la solution de l’agrandissement des surfaces, Julien Denormandie n’y trouve pas une réponse satisfaisante : « Le modèle français doit rester sur des exploitations à taille humaine. » Une « taille humaine » qui peut néanmoins faire l’objet de changement de modèle comme le témoignait un agriculteur. Au démarrage de son activité, il avait 44 ha ; aujourd’hui son petit-fils a développé l’exploitation avec 20 fois plus de surface… « Il faut accepter l’agrandissement », martèle Sébastien Abis. « On n’arrivera pas au renouvellement un pour un, il va falloir miser aussi sur le renouvellement des actifs et accompagner celui qui a la chance de pouvoir reprendre. Il va falloir réussir à porter des politiques d’installation dans tous les secteurs », souligne François Purseigle. « Si on veut arriver à penser l’arrivée, il faut penser le départ. On a quand même 30% des agriculteurs qui ont 60 ans et 10% qui en ont plus de 70. Il faut donner des conditions dignes de départ », appuie le professeur en sociologie, rappelant que deux tiers des installations se font dans le cadre de transmissions…
« Je plaide pour un « Dutreil » des exploitations individuelles, c’est-à-dire un abattement de 75% sans plafond, et en contrepartie maintenir le caractère familial pendant 10 ou 15 ans », explique pour sa part le député Charles De Courson. « Cette dimension patrimoniale, qui est une chance, si elle prend le pas sur l’économique, devient un obstacle. C’est ce sur quoi il faut être vigilant. » « La France doit redevenir un pays de production et protéger cette autonomie », plaide Nicolas Bouzou. « Il est plus facile de tenir un pays par le ventre que par les armes », juge pour sa part Julien Denormandie. « Il faut donc penser transmission mais aussi agriculture régénératrice », indique celui pour lequel la question du sol n’a jamais été aussi importante.