Automobile

La filière automobile à la croisée des chemins

Filière. Véhicule électrique, mixité technologique, vieillissement du parc, marché 2024... Entretien avec le marnais Francis Bartholomé, Pdg du Groupe Saint-Christophe et président de Mobilians, l’organisation de défense de l’ensemble des intérêts des entreprises impliquées dans la filière automobile.

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Photo de Francis Bartholomé
Francis Bartholomé, président de Mobilians. (Crédit : BB)

PAMB : Vous avez indiqué dans les récentes publications de Mobilians que vous présidez, que le mois de juin sera décisif pour l’année 2024. Pourquoi ?

Francis Bartholomé : Tout d’abord, le marché 2023 a été un marché de consolidation des acquis des ventes réalisées sur les années précédentes, puisqu’il faut se rappeler qu’on avait été sans production des industriels pendant deux ans et qu’on avait emmagasiné un certain nombre de commandes qu’on ne pouvait pas livrer. En 2023, les voitures neuves ont été livrées et les ateliers ont tourné. Pour les professions de la distribution automobile et de la réparation, l’année a été plutôt correcte, bien qu’elle soit restée encore en-deçà des volumes de vente de 2019.

En définitive, pour 2024, on se rend compte qu’il y a encore quelques livraisons, mais dans l’ensemble, le marché toutes marques - excepté le leasing social - est très compliqué dans la prise de commandes. Janvier-février-mars ont été compliqués, avril a été un peu plus florissant, mais le mois de mai a été quasiment un mois d’août pour nous, avec des prises de commandes assez faibles. On va donc espérer que le mois de juin, qui est généralement bon pour les prises de commandes, va avoir cette capacité à rebondir. C’est pratiquement la deuxième partie de l’année 2024 qui se joue maintenant, voire même le début de l’année 2025.

Comment expliquez-vous alors, le fait que cette année 2024 patine un peu ?

F.B. : Nous sommes dans une période de pouvoir d’achat un peu compliquée, les familles s’interrogent. Le contexte international favorise aussi un peu cette interrogation. Par ailleurs, les gens ne savent plus vraiment quoi acheter. Est-ce que je dois absolument prendre une voiture électrique ? Est-ce qu’une hybridation est envisageable ? Est-ce que je peux encore rouler au diesel ?

Tout le monde est dans l’interrogation en raison des politiques à la fois de l’Etat français et de l’Europe. Après avoir donné des aides à la voiture électrique, on n’en donne plus, ou alors à certaines conditions (poids, prix, pays de production…). Il y a six mois, on donnait des bonus à certaines hybrides rechargeables, et on leur donne un malus aujourd’hui. Tout cela pèse sur la décision d’achat.

En quoi le succès du leasing social met-il aujourd’hui certains concessionnaires dans la difficulté ?

F.B. : C’est un vrai sujet, parce qu’il caractérise bien l’action du gouvernement et la stratégie de la France qui reste résolument électrique.

Le leasing social c’est un dispositif qui permet, sous conditions de ressources, de proposer une voiture électrique, pour 100 euros par mois pendant trois ans. Sans être opposé au principe, tout le secteur de l’automobile a été contre la faisabilité économique du dossier. Parce que c’est une forme de location et qu’il faut regarder au bout de celle-ci quelle sera la valeur de rachat de véhicule ? Combien vaudra-t-il par rapport au marché dans trois ans ? Qui portera la valeur de rachat du véhicule ? Il y a énormément d’inconnues.

Et aussi quel sera le coût pour l’Etat ? Le leasing social permet d’avoir jusqu’à 13 000 euros d’aides au total. Evidemment, le succès a été immédiat, il y a eu un afflux dans les concessions et succursales des marques concernées.

Sauf que globalement, nous, concessionnaires avons fait en sorte que le dossier des 13 000 euros n’empêche pas la livraison, en attendant le financement de l’état. Mais cela représente des sommes colossales : 50 000 voitures à 13 000 euros, cela représente 650 millions. Il s’en est livré à peu près la moitié aujourd’hui soit près de 300 millions d’euros avancés par les concessionnaires et que l’Etat est en incapacité de nous rembourser aujourd’hui. Et nous avons des concessionnaires qui sont en très grande difficulté de trésorerie. Il faut que l’Etat garantisse les actions qu’il mène et qu’il se donne les moyens de pouvoir payer.

Où en est le marché de l’électrique - hors leasing social - justement ?

F.B. : L’électrique est un marché qui est poussé par les autorités européennes et l’Etat français, mais qui peine quand même à croître malgré cela. On voit bien que les vrais sujets le concernant sont encore bien présents : le prix reste excessif, l’autonomie pose aussi encore un problème, la question des bornes de recharge, sans oublier un certain nombre d’éléments qui pèsent, comme les batteries, par exemple.

Même si les gens ont compris qu’il n’est pas question de ne pas aller dans le sens de la lutte contre le réchauffement climatique et les gaz à effet de serre, ça reste quand même compliqué. Mais ces problèmes ne sont pas uniquement français, rappelons que dès que l’Allemagne a supprimé les aides sur les voitures électriques, le marché a plongé de 30 %.

Le vieillissement du parc roulant constitue-t-il un élément d’inquiétude pour vous ?

F.B. : La gestion d’un parc roulant, notamment pour le rendre plus propre, plus apte à lutter contre les effets de serre, surtout aussi contre des émanations de particules fines ou de gaz toxiques, pose un réel problème si ce parc vieillit. Nous avons donc demandé à l’Etat de traiter le parc roulant en le considérant comme une réalité indispensable.

Pour nous, il n’est pas question d’arrêter les primes à la destruction qui permettent effectivement de changer sa voiture pour une voiture plus récente. Cela reste pour nous absolument indispensable pour que le parc reste aussi propre que possible. Le renouvellement du parc roulant est essentiel à sa qualité environnementale.

Nous avons demandé à revenir à une mixité technologique des différentes sources d’énergie qui, pour nous, sont indispensables : les hybrides rechargeables, les hybrides mixtes, l’éthanol, l’E85, les biocarburants, les biogaz, peut être les essences de synthèse et pourquoi pas demain l’hydrogène… avec des essais et des réflexions pour que le parc en bénéficie globalement. Supposons qu’on ait 5 millions de voitures électriques entièrement électriques en 2030, ça veut dire qu’il restera 30 millions de voitures thermiques dans le parc roulant français. Nous savons que ceux qui ont des voitures un peu plus récentes pourront passer plus facilement à l’électrique pour des raisons de budget, alors que les voitures plus anciennes continueront à vieillir un peu plus. C’est un point essentiel pour Mobilians aujourd’hui.

La décarbonation n’est-elle pas une priorité absolue ?

F.B. : On est tous d’accord sur l’échéance à 2050, pour qu’à cette date la planète soit décarbonée et qui n’y ait plus d’utilisation de produits fossiles, cela peut paraître du bon sens. Mais prendre la décision qu’en 2035, en Europe, ne seront plus fabriquées que des voitures 100 % électriques, cela nous paraît une erreur. Pourquoi ? Vous remarquerez qu’on est la seule région du monde à prendre cette décision : la Chine continue de produire des voitures thermiques, les Etats-Unis produisent beaucoup de voitures thermiques, l’Inde produira beaucoup de voitures thermiques, le Brésil continuera à faire des voitures à éthanol.

On voit bien qu’on a pris une décision qui, de toute façon, sera difficile à appliquer pour l’Europe. C’est un objectif. Il est sain par rapport à l’idée de lutter contre le réchauffement climatique et de baisser de plus de 55 % encore les normes de CO2 mais est-ce qu’il est réellement réalisable ?

Aujourd’hui, certaines marques qui sont à 100 % électrique commencent à réfléchir sérieusement à de nouveau hybrider parce qu’elles ont aussi besoin de vendre des voitures. Les grandes marques américaines reculent et arrêtent leurs projets d’usines électriques et refont de l’hybride rechargeable. La clause de revoyure de notre contrat de filière, prévue pour 2026, sera capable ou pas de changer un peu la stratégie prévue de la fin du thermique. C’est là le sujet. 2026, c’est bientôt.

Début mai, vous venez justement de signer un nouveau contrat stratégique de filière avec le gouvernement pour la période 2024-2027. Que contient-il ?

F.B. : Le comité stratégique de filière se réunit tous les quatre ans, sous l’égide du ministre de l’Industrie, il est partagé avec le ministère des Transports et le ministère de l’Environnement. L’idée est de produire une réflexion avec les industriels, les équipementiers et l’ensemble des services de la filière, avec un certain nombre d’objectifs. Sur les ventes, par exemple il a été acté le fait qu’il devra y avoir 800 000 voitures 100% électriques vendues en France en 2027.

Il est aussi prévu un objectif de production de 2 millions de voitures électrifiées en France, et de redorer le blason de l’industrie française. Je parle bien des voitures électrifiées, donc pourquoi pas hybride rechargeable. Parmi les autres objectifs, on trouve la gestion du parc roulant, l’entretien, le rajeunissement du parc… aider à ce qu’il devienne plus propre, puisque, de toute façon, il sera encore pendant très très longtemps thermique, on l’a vu précédemment.

Notre déception, c’est que l’Etat français s’est prononcé pour une stratégie du tout électrique, tandis que nous, Mobilians, voulons conserver la mixité technologique. Mais l’Etat souhaite que les aides financières soient réservées à la voiture électrique. Pour nous, c’est une erreur, eu égard à la gestion du parc roulant évoqué plus tôt. Cette stratégie du tout électrique est coûteuse. Est-ce qu’elle est globalement intéressante pour faire évoluer les ventes de voitures électriques ? Oui sur l’immédiateté, mais à terme ça n’est pas certain.