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« On ne construit pas notre relation avec les entreprises autour de la répression »

Gendarmerie. Entretien avec le Colonel Romuald De La Cruz, commandant du groupement de gendarmerie départementale de la Marne.

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Photo de Colonel Romuald De La Cruz
Colonel Romuald De La Cruz : « Quand on connaît la Marne, on voit tout de suite l’importance que revêt le secteur économique dans le milieu gendarmerie » (Crédit : BB)

Petites Affiches Matot Braine : Colonel De La Cruz, comment est organisée la gendarmerie dans le département de la Marne ?

Colonel Romuald De La Cruz : En gendarmerie, le groupement de gendarmerie de la Marne correspond au département, puisque dans la gendarmerie, l’organisation se base sur un découpage territorial, et notamment un découpage administratif. Un des éléments de notre ADN, c’est évidemment les territoires. Par exemple, dans la Marne, nous couvrons 93 % du territoire, où vit 47 % de la population. Nous couvrons tout ce qui relève de la police administrative, c’est-à-dire l’ordre public, la tranquillité publique et les actions de prévention, où nous travaillons sous l’autorité du Préfet de la Marne. En matière judiciaire, nous avons une compétence départementale : nous pouvons enquêter sur tout le département sans demander d’autorisations particulières auprès des magistrats.

Quelles sont les spécificités de votre zone de couverture, essentiellement rurale et périurbaine (Reims, Châlons et Epernay étant couverts par la police nationale, NDLR)

Colonel Romuald De La Cruz : Quand on connaît la Marne, on voit tout de suite l’importance que revêt le secteur économique dans le milieu gendarmerie, parce qu’on a un secteur agricole et agro-alimentaire important dans ce département : l’agriculture, la viticulture, l’agro-alimentaire sont essentiellement présents en zone gendarmerie. Pour la Marne, j’ai 35 brigades territoriales qui fonctionnent en seize communautés de brigades. Ces communautés accueillent le public tous les jours et, évidemment, elles sont au plus près des territoires et de l’événement. Ce sont elles qui interviennent 24 heures sur 24, 365 jours dans l’année.

Ensuite nous avons des unités judiciaires, des unités motorisées et des unités d’intervention qui complètent le travail du généraliste, qu’est le gendarme de la brigade territoriale qui lui accueille les victimes, reçoit les plaintes et répond aux sollicitations. Ensuite au niveau régional nous avons une organisation qui prend plutôt en compte les technicités.

La couverture du territoire est un élément important du travail de la gendarmerie…

Colonel Romuald De La Cruz : Nous avons un principe, c’est la territorialité : c’est le territoire qui guide notre organisation. Les brigades territoriales vont évoluer avec la création de 239 brigades dans les années qui viennent d’ici à 2027, que le Président de la République a décidé de créer, dans le cadre de la remise à niveau de l’accès au service public dans les territoires.

Deux brigades seront créées dans la Marne : une dans quelques jours qui a une vocation essentiellement de prise en compte des problématiques d’afflux de population dans des espaces naturels (vendanges, tourisme…) Une autre sera créée en format classique à Jonchery-sur-Vesle. Il y a une volonté de redensifier le réseau des brigades, qui sont là essentiellement pour accueillir le public, et qui sont surtout des postes avancés pour répondre aux interventions suite à un événement, un accident, une agression, une catastrophe, etc. Nous intervenons dans la Marne aux alentours de 18 000 fois dans l’année. Au total, nous recevons 80 000 appels à l’année au numéro 17, pour la partie gendarmerie. Parfois, ces appels, sont renvoyés vers le 18, vers le 15 ou vers la police, parfois il s’agit juste de demandes de renseignements pour connaître la pharmacie de garde, par exemple.

Comment évolue la délinquance en zone gendarmerie ?

Colonel Romuald De La Cruz : Sur notre territoire, en termes de délinquance, nous avons environ 12 500 crimes et délits par an pour lesquels on a des enquêtes sous la direction des procureurs de la République. Le monde économique représente environ 26% des infractions constatées.

Cela donne un volume de près de 4 000 faits qui touchent le milieu économique en zone gendarmerie. Ça n’est pas rien. Alors que le climat des affaires, la conjoncture, ne sont pas stables, c’est dans ces moments très précis qu’il faut avoir une attention particulière au monde économique, parce que derrière les entreprises, ce sont des emplois, ce sont des éventuels conflits sociaux.

« Nous avons un principe, c’est la territorialité : c’est le territoire qui guide notre organisation. »

En tant que régulateur social - c’est la fonction de la gendarmerie - il faut que nous nous intéressions à ce milieu économique. Des entreprises qui ferment, ce sont des chômeurs en plus et cela peut donner ensuite des situations compliquées à gérer. Par ailleurs, je constate aussi qu’il n’ y a pas encore une maturité des chefs d’entreprise sur un certain nombre de sujets où ils sont vulnérables. C’est pourquoi nous voulons apporter une réponse à cette vulnérabilité.

Quelles réponses apporter à ces situations ?

Colonel Romuald De La Cruz : Fort de ce constat, j’ai regardé ce qu’on avait, nous, gendarmerie, "en magasin" en matière de réponses cohérentes. Je me suis placé dans la peau d’un chef d’entreprise qui a un problème. L’idée c’est donc de créer une offre de services en rassemblant ce qui était déjà fait et peut être de manière éparse, en décloisonnant. J’ai donc créé cette Communauté de Protection des Entreprises et des Organisations où je rassemble tous les métiers qui peuvent contribuer à améliorer la protection, en prévention, évidemment.

Elle regroupe trois types de métiers. Premièrement, la prévention situationnelle, c’est essentiellement la sûreté bâtimentaire, pour lutter contre les atteintes aux biens. Un vol ou une dégradation volontaire - un incendie par exemple - sur trois concerne une entreprise. Sur la partie bâtimentaire, c’est ce qu’on appelle la prévention technique de la malveillance.

Deuxièmement, nous avons ce qu’on appelle la sécurité économique, basée sur des vulnérabilités liées à la concurrence, liées au phénomène d’intelligence ou de renseignements. On peut avoir des savoir-faire qui intéressent, ça n’existe pas que dans les films, notamment au sujet de la question du patrimoine matériel et immatériel de l’entreprise. Enfin il y a la cybersécurité : aujourd’hui c’est souvent par ce biais là qu’un certain nombre d’infractions, d’atteintes et d’agressions, sont commises.

Comment ces réponses de la gendarmerie se traduisent-elles et s’organisent-elles concrètement ?

Colonel Romuald De La Cruz : Au sein de la gendarmerie, j’ai fédéré ceux qui font ces métiers et je leur ai demandé de travailler en réseau et d’échanger. Quel que soit le biais par lequel l’entreprise est contactée, ou demande une réponse, ces trois domaines là seront traités. Pour faire une analogie avec la médecine, ça n’est pas parce qu’on va voir un médecin généraliste qu’on n’aura pas un traitement sur-mesure.

On joue sur les synergies, le décloisonnement, de manière à avoir une offre de protection cohérente, c’est-à-dire qu’on raisonne en termes d’usagers-clients de nos services et non pas en termes de métier. L’idée c’était d’avoir une approche usager, puisque ce dernier n’a pas à connaître les subtilités organisationnelles internes.

Je rappelle qu’il y a 300 métiers en gendarmerie. Tous représentent une vraie compétence et une formation spécifique. Il fallait donc mettre tout cela en cohérence.

Après un an d’exercice de cette organisation, quel premier bilan pouvez-vous en dresser ?

Colonel Romuald De La Cruz : Au cours de la première année, 16 études ont été réalisées dans le domaine bâtimentaire, essentiellement pour les collectivités territoriales.

Dans le domaine de la sécurité économique, 12 entreprises ont été contactées, elles ont pris le temps de discuter et de faire des sortes d’évaluation avec nous. Dans le domaine cyber, ce sont plus de 50 entreprises qui ont été contactées. Cela passe souvent par des fédérations ou par des syndicats. Cela peut aussi passer par une prise de contact avec la brigade locale. Dans ce cas, c’est elle qui va intervenir, conseiller et ensuite renvoyer vers nous.

Souvent la vision qu’ont les entrepreneurs du gendarme c’est celui qui va faire une perquisition ou placer en garde à vue en matière de délinquance économique et financière. Cela existe, bien sûr, mais ça n’est pas comme ça que je vois mon métier. On ne construit pas notre relation avec les entreprises autour de la répression. Ça n’est pas ma conception aujourd’hui dans un monde de plus en plus polarisé où on parle de souveraineté économique.

Oui il faut qu’il y ait des acteurs de souveraineté. Les forces de sécurité intérieure, les politiques publiques du ministère de l’Intérieur, les orientations du Préfet de la Marne ont pour objectif de protéger ce qui constitue le vivier d’emploi, parce que l’emploi c’est aussi une régulation sociale. Une personne qui n’a pas d’emploi peut sombrer dans certaines facilités, ou d’autres moyens de gagner sa vie, qui ne sont pas tolérées.

Mais nous proposons aussi une nouvelle approche vis-à-vis du monde économique, qui n’est pas uniquement d’aller chercher des infractions dans le domaine économique et financier.

Quelle est donc cette nouvelle approche ?

Colonel Romuald De La Cruz : C’est vraiment d’aider les entreprises à protéger leur patrimoine, à éviter de se faire piller par une attaque cyber et également se prémunir contre les vols, que ce soit de carburant, de matériel entreposé, etc., parce que tout cela a un coût et pèse sur la santé économique de l’entrepreneur.

Donc, notre approche est de montrer qu’on peut être un partenaire et accompagner les entreprises pour mieux les protéger. C’est ce qui existe déjà dans le milieu viticole, dans la Marne, avec le Plan Champagne 2.0 signé l’année dernière avec l’interprofession. Nous accompagnons aussi le monde agricole avec la FDSEA d’une part, et avec la chambre d’agriculture d’autre part, pour qu’il y ait de plus en plus d’interactions et que les gendarmes connaissent mieux les agriculteurs sur le territoire ainsi que leurs sujets de préoccupation.

« Notre approche est de montrer qu’on peut être un partenaire et accompagner les entreprises pour mieux les protéger. »

Nous ne pouvons ne peut pas être partout, ni mettre un gendarme derrière chaque exploitation mais l’idée c’est de se prémunir. C’est pourquoi nous avons mis en place un système d’alerte SMS avec 400 agriculteurs inscrits qui reçoivent des alertes quand on commence à avoir un phénomène sériel de vols de phytosanitaires, vols de carburant, vols de GPS agricole…

Nous n’avons pas encore ces relations avec d’autres corps de métiers, mais ça va évoluer. Je tiens à ce que les artisans, les commerçants aient une relation de confiance avec les gendarmes. C’est le cas la plupart du temps. Nous sommes à leurs côtés pour les protéger et pour les conseillers…

C’est vraiment le fil conducteur de ma démarche. Oui, on va investiguer s’il y a des fraudeurs, car après tout, c’est aussi une mesure de concurrence équitable en régulant les personnes qui s’aventurent sur des terrains qui faussent les règles de la concurrence. Mais en même temps, on ne s’arrête pas à ça.

En matière de cybersécurité, vous êtes particulièrement actif avec un événement à venir le 9 avril prochain, au Capitole de Châlons-en-Champagne…

Colonel Romuald De La Cruz : Le groupement de gendarmerie départementale de la Marne organisera en effet un événement Cyber à destination des forces vives du territoire pour les sensibiliser à la cybersécurité et les préserver des cyberattaques. Cet événement est parrainé par le Préfet de la Marne, Henri Prévost, et réunira des experts en cybersécurité, des gendarmes et des professionnels de tous les sujets de la prévention, de l’hygiène numérique et de la gestion de crise. Les personnes intéressées pourront s’inscrire pour assister aux tables rondes et visiter le village cyber. L’événement se déroulera de 8h30 à 19h, scindé en deux sessions identiques, le matin et l’après-midi, pour permettre à chacun de se rendre disponible pour l’une ou à l’autre session.